STRATÉGIE

Pierre CÉLIER, professeur en CPGE-ECT à Nice
Document mis à jour le 09/05/2014

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(N.B. : une présentation plus détaillée des ambiguïtés liées à ce concept est proposée dans le document : « Caractériser la stratégie d’une entreprise« )

L’ambiguïté du concept de « stratégie » découle de 4 facteurs à la fois :

  1. le sens parfois contradictoire donné historiquement aux termes « stratégie » et « politique »
  2. le fait qu’une stratégie a nécessairement, au moins, une double dimension (il convient donc de qualifier chacune d’elle pour la caractériser !)
  3. l’évolution de la terminologie utilisée pour désigner les deux dimensions majeures d’une stratégie
  4. l’inévitable marge d’incertitude que recèle toute interprétation d’une réalité complexe (indépendamment des problèmes terminologiques)


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« STRATÉGIE » VERSUS « POLITIQUE »

Traditionnellement les premiers auteurs en théorie des organisations (à l’époque on parlait plutôt d’Administration des entreprise) distinguaient 3 grands types de décision suivant leur nature et le niveau de la structure hiérarchique où elles étaient prises :

  • Décisions stratégiques prises au plus haut niveau hiérarchique et engageant toute l’entreprise à long terme
  • Décisions administratives prises au niveau hiérarchique intermédiaire et n’engageant qu’une partie de l’entreprise à moyen terme
  • Décisions opérationnelles prises au niveau hiérarchique inférieur et n’ayant que des conséquences réduites et à court terme sur l’entreprise.

Cette présentation, pour aussi simpliste qu’elle puisse paraître, avait l’avantage d’être claire.
Cependant, l’irruption à la fin des années 70 du concept de « Politique » a remis en cause ce bel agencement, sans qu’un consensus s’établisse sur le sens exact à donner au terme « Politique » par rapport à celui de « Stratégie » et sur leur place respective dans la hiérarchie des décisions.
Ainsi, suivant les auteurs, certains placent les décisions politiques au-dessus (« Politique générale », avec un P majuscule), au-dessous (« politique fonctionnelle ») ou au même niveau (synonyme) que les décisions stratégiques… D’où une grande confusion terminologique !
Toutefois, le terme « stratégie » semble désormais largement préféré à celui de « Politique générale », probablement en référence au contexte fortement concurrentiel dans lequel baignent, aujourd’hui, la grande majorité des organisations (la plupart des manuels scolaires se contentent d’ailleurs d’opposer les décisions stratégiques aux décisions opérationnelles).
Actuellement, un certain consensus semble donc s’établir pour utiliser les termes :

  • « stratégie » pour désigner un raisonnement mené au niveau supérieur de l’entreprise, dans un contexte concurrentiel et engageant toute l’entreprise à long terme. Cette réflexion conduit donc à  une répartition par grande masse des ressources de l’entreprise (financières, techniques et humaines) afin d’atteindre des objectifs concourant à la réalisation de son « but » (… ce qui est assez logique avec l’étymologie de ce terme construit à partir des mots grecs « stratos » = « armée » et « ago » = « je conduis »).
    Cette approche est parfaitement compatible avec les définitions les plus courantes du terme « stratégie », que ce soit celle descriptive d’Alfred D. Chandler (Strategy et structure, 1962) : « la stratégie consiste en la détermination des buts et des objectifs à long terme d’une entreprise, l’adoption des moyens d’action et l’allocation des ressources nécessaires pour atteindre ces objectifs » (définition descriptive) ou celle, en termes de finalité, de Michael Porter (L’avantage concurrentiel, 1986) : « la stratégie est l’art de construire des avantages concurrentiel durablement défendables ».
  • « politique » pour désigner les actions et comportements à court et moyen terme de l’entreprise sur son marché. Une politique s’inscrit donc dans le cadre d’une stratégie mais a une portée plus limitée et se traduit par une action à plus court terme (par ex. : choix d’une politique de produit, de prix, de distribution et de communication menée dans le cadre d’une stratégie marketing).


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UNE STRATÉGIE SE CARACTÉRISE NÉCESSAIREMENT PAR LA QUALIFICATION DE SES DIFFÉRENTES DIMENSIONS

La deuxième difficulté liée à la caractérisation de la stratégie d’une entreprise, provient du fait que celle-ci a nécessairement plusieurs dimensions (au moins 2 principales) et qu’il est indispensable de préciser chacune d’elle pour la définir complètement.

  1. La stratégie suivie en matière de DAS (stratégie menée au niveau du groupe => corporate strategy) : pour la caractériser on peut s’inspirer de la typologie d’Igor Ansoff qui, suivant que l’entreprise développe un produit actuel ou nouveau, sur un marché actuel ou nouveau, identifie 4 types de stratégie possibles :
    • stratégie de pénétration (produit actuel sur marché actuel). Il est possible de préciser cette qualification en indiquant le type de développement (intensif ou extensif ou concurrentiel) visé par l’entreprise.
    • stratégie de développement de marché (produit actuel sur un nouveau marché), traduction qui peut être préférée à celle de « diversification de marché » souvent utilisée mais risquant de brouiller la différence fondamentale existant entre les stratégies de spécialisation et la stratégie de spécialisation.
    • stratégie de développement de produit (produit nouveau sur marché actuel), traduction qui peut être préférée à celle de « diversification de produit » souvent utilisée mais risquant également de brouiller la différence fondamentale existant entre les stratégies de spécialisation et la stratégie de spécialisation.
    • stratégie de diversification (nouveau produit sur nouveau marché) : il est possible de compléter cette qualification en précisant le type de diversification choisie par l’entreprise soit en ayant recours au vocabulaire classique (diversification conglomérale vs concentrique vs géographique) soit en utilisant le vocabulaire proposé par J.P. Détrie et B. Ramanantsoa (Stratégie de l’entreprise et diversification, Nathan, 1983 : diversification de placement vs de redéploiement vs de survie vs de confortement).
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    • … Pour être complet sur les différentes variantes de corporate strategy, il faut également signaler le cas, non prévu par I. Ansoff mais fréquent aujourd’hui, des stratégies de « recentrage » vs « dégagement« . Ces dernières peuvent s’analyser, in fine, comme deux formes particulières de spécialisation, obtenue par l’abandon d’activités diversifiées (encore rentables dans le cas du recentrage ; déficitaire ou déclinantes dans le cas du dégagement).
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  2. La stratégie suivie sur le marché de chacun des D.A.S. (stratégie concurrentielle menée au niveau du marché => business strategy) : pour cela, il est possible d’utiliser la terminologie de Michael E. Porter (Choix  stratégiques et concurrence, Économica, 1982) qui, grâce à ses « stratégies génériques », permet de caractériser à la fois la stratégie de segmentation poursuivie et le positionnement visé sur le marché visé :
    • stratégie de focalisation ou non, suivant que l’entreprise segmente ou non son marché (le terme « focalisation » semble préférable à celui de « concentration », souvent utilisé mais pouvant lui-même faire l’objet d’un contresens du fait de sa polysémie !)
    • stratégie de domination par les coûts ou de différenciation compétitive (par sophistication ou par épuration) suivant la nature du positionnement retenu par l’entreprise.

Toutefois, il convient de souligner que cette double approche n’épuise pas pour autant le très riche vocabulaire permettant de caractériser une stratégie.
Bien que cela soit discutable, le plus simple est probablement de réunir dans une éventuelle troisième dimension l’ensemble des autres choix stratégiques de l’entreprise (croissance interne vs externe, internalisation vs externalisation, délocalisation vs relocalisation, croissance interne vs externe vs conjointe, internationalisation vs mondialisation, etc.) en les considérant comme autant « d’options stratégiques » complémentaires.
En effet, plutôt que de choix stratégiques majeurs en soi, ces « options stratégiques » nous semblent plutôt s’apparenter à des choix stratégiques complémentaires permettant d’accompagner et de favoriser la mise en œuvre des 2 choix stratégiques « majeurs évoqués » précédemment (à savoir : coporate strategy et busines strategy).
Ainsi, par exemple : une stratégie de délocalisation ou d’intégration verticale sont souvent utilisés comme un moyen de renforcer une domination par les coûts ; une croissance externe est fréquemment utilisée pour mener à bien rapidement une diversification ; une internalisation peut être un moyen de mieux maîtriser les éléments sur lesquels s’appuient une différenciation par sophistication, etc.
De même, les stratégies d’intégration peuvent également être considérées comme des variantes particulières (en référence à la filière de production dans laquelle s’inscrit l’entreprise) des stratégies de diversification (intégration verticale ou latérale) ou de spécialisation (intégration horizontale).

Ainsi, pour conclure, la caractérisation d’une stratégie nous semble devoir nécessairement passer par la mise en évidence d’au moins deux (voire trois) dimensions de sa stratégie :

    1. sa stratégie en matière de DAS (corporate strategy) qui peut se définir en ayant recours à la terminologie d’Igor Ansoff.
    2. sa stratégie concurrentielle (business strategy) qui peut se définir en ayant recours aux stratégies génériques de Michael E. Porter.
    3. et, éventuellement, ses « options stratégiques« , qui permettent de préciser les choix stratégiques complémentaires, retenus par l’entreprise, pour mener à bien ses deux précédents choix stratégiques « majeurs ».

On peut résumer tout cela par un schéma inspiré de P. Kotler qui résumait la démarche stratégique de l’entreprise par les « 4 P stratégiques » (… en clin d’œil aux « 4 P opérationnels » de Mc Carthy) :
- Probe (explorer) => phase de diagnostic
- Prioritize (choix des « priorités ») => choix par l’entreprise de ses DAS
- Partition (segmenter) => choix d’une stratégie de segmentation (pour chaque DAS)
- Position (positionner) => choix d’un positionnement sur le marché visé (pour chaque DAS)

Stratégie

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FLOU TERMINOLOGIQUE POUR DÉSIGNER LES 2 DIMENSIONS MAJEURES D’UNE STRATÉGIE

La troisième source d’ambigüité du terme « stratégie » vient de l’évolution de la terminologie utilisée pour désigner les deux principales dimensions d’une stratégie.
Nous avons précédemment utilisé les termes de « coporate strategy » et de « business strategy » pour désigner ces deux dimensions, non par goût des anglicismes mais uniquement pour éviter tout risque de confusion, lié à la traduction française de ces termes. En effet, sans prétendre à l’exhaustivité, suivant les ouvrages, on peut notamment trouver les termes suivants pour désigner ce que nous avons précédemment appelé :

  • corporate strategy : stratégie de domaine, stratégie globale, stratégie de groupe, etc.
  • business strategy : stratégie de marché, stratégie concurrentielle, stratégie de domaine, etc.

Sachant que la plupart des programmes et manuels de la filière post-bac STMG (BTS et CPGE-ECT) ont adopté le diptyque : stratégie globale (corporate strategy) vs stratégie de domaine (business strategy), le plus raisonnable semble de se résoudre à adopter désormais cette terminologie afin d’éviter d’entretenir les risques de confusion (même s’il aurait paru plus logique d’éviter l’emploi du terme « stratégie de domaine » compte tenu des sens radicalement différents qui, historiquement, lui ont été successivement attribués).


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TOUTE INTERPRÉTATION D’UNE RÉALITÉ COMPLEXE EST NÉCESSAIREMENT RÉDUCTRICE

Enfin, au-delà des problèmes terminologiques précédemment évoqués, la dernière source d’ambiguïté dans la caractérisation d’une stratégie réside dans le fait que, in fine, sa qualification dépend de la vision, que l’on se fait du métier et des DAS de l’entreprise. Or cette vision est nécessairement subjective, (cf. la rubrique « DAS« ) et peut conduire, en pratique, à des interprétations contradictoires, sans pour autant être illégitimes !
Ainsi, par exemple, lorsque Bic s’est lancé dans la production de briquets puis de rasoirs jetables, après celle de stylos, il semblerait logique, pour l’analyste extérieur, de considérer qu’il s’agit d’une diversification. Pourtant, d’après leur discours, ses dirigeants estiment qu’il s’agit plutôt d’une spécialisation, ceux-ci considérant que le métier de base de Bic est la diffusion de produits grand public jetables à base de plastique et que ces 3 types de produits partagent les mêmes facteurs clés de succès aussi bien en termes de savoir-faire technologique (plastique injecté) que commercial (communication de masse et distribution intensive).
Il existe donc, nécessairement, une marge d’incertitude dans la qualification de la stratégie d’une entreprise donnée. Pour la réduire, il est possible, dans une étude de cas, d’insérer des extraits d’interview des dirigeants de la société étudiée, afin de fournir des pistes quant à la conception qu’ils se font du métier de leur groupe et de ses DAS… À défaut, c’est moins la qualification retenue, que l’argumentation développée pour la justifier, qui fera la qualité d’une réponse à ce type de question.

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