LE NEUROMARKETING

(Pierre Célier, Revue du CPA-EG, ENSET de Mohammedia, janvier 2005)
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SOMMAIRE :
PRÉSENTATION DU NEUROMARKETING
Fondement et but du neuromarketing
Des laboratoires aux agences spécialisées
DOMAINES D’APPLICATION DU NEUROMARKETING
Accroître la préférence de marque
Optimiser la mémorisation d’une annonce commerciale
Maximiser l’impact d’un message publicitaire
LIMITES ÉTHIQUES ET SCIENTIFIQUES DU NEUROMARKETING
Limites éthiques
Limites scientifiques
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PRÉSENTATION DU NEUROMARKETING

Fondement et but du neuromarketing

Les procédés d’imagerie par résonance magnétique (IRM) ont connus, ces dernières années, de très importants progrès, ainsi que l’atteste l’attribution, en 2003, du prix Nobel de physiologie et de médecine à l’américain Paul Lauterbur et au britannique Peter Mansfield pour leur contribution au développement des techniques d’imagerie par résonance magnétique.
Ces procédés permettent, aujourd’hui non seulement de « photographier » le cerveau dans un espace à trois dimensions avec une grande précision [1], mais aussi d’enregistrer et de localiser son activité au cours du temps, grâce à l’IRM dite fonctionnelle (IRMf).

Le développement de ces nouvelles techniques d’imagerie est à l’origine de l’apparition d’une nouvelle discipline : le neuromarketing. La qualité des nouveaux instruments d’IRMf permet, en effet, d’observer l’activité cérébrale de consommateurs lorsqu’ils sont soumis à différents stimuli.
Les entreprises, toujours à l’affût de nouveaux moyens de compréhension et de persuasion des consommateurs, en ont rapidement compris l’intérêt. En particulier, elles ont pensé à les utiliser pour analyser les réactions déclenchées par leurs produits ou leur communication publicitaire, afin de rechercher les moyens d’en renforcer l’attractivité ou le caractère persuasif.

Le neuromarketing peut donc se définir comme une nouvelle branche du marketing, qui s’appuie sur les techniques issues des neurosciences pour mieux identifier et comprendre les mécanismes cérébraux qui sous-tendent le comportement d’achat, dans la perspective d’accroître l’efficacité des actions commerciales des entreprises.

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Des laboratoires aux agences spécialisées

Les recherches en neuromarketing se sont développées aux États-unis depuis le début des années 1990. Elles ont d’abord été le fait de laboratoires de recherche spécialisés dans le domaine des neurosciences, sollicités par de grandes entreprises.
Initialement confidentielles, ces collaborations tendent actuellement à se multiplier et les plus grandes firmes semblent s’y intéresser (Coca-Cola, K-mart, Levi-Strauss, Ford, Delta Airlines, Alcatel, etc.). Ceci a d’ailleurs amené la faculté de Médecine Baylor, de Houston à organiser, en avril 2004, le premier symposium mondial dédié aux applications marketing de l’imagerie neuronale.

Profitant de ce contexte favorable, différents entrepreneurs se sont déjà positionnés sur ce segment prometteur.
Ainsi, aux États-unis, Joe Reyman aurait fermé son agence de publicité, pour créer en 1995 la société BrightHouse et, en 2001, le BrightHouse Neurostrategies™ Group. Cette organisation, qui travaille en collaboration avec le laboratoire de neuroscience de l’université d’Emory, est l’une des premières à avoir commencé à commercialiser des études commerciales s’appuyant sur le neuromarketing (elle a d’ailleurs déposé le néologisme « neurostrategie » comme marque [2]).
Des entreprises européennes investissent également ce domaine. C’est d’ailleurs l’une d’entre elles, la firme allemande Shopconsult (travaillant en collaboration avec l’Institut Ludwig-Boltzman), qui revendique la paternité du concept de neuromarketing.
En France, on peut notamment citer l’agence Impact Mémoire, créée en 2001 par un publicitaire, un neurologue et un cognitiviste. Ce « cabinet-conseil en efficacité mémorielle publicitaire » s’est appuyé sur les résultats des dernières recherches en neuroscience pour mettre au point un outil susceptible de prévoir l’impact d’une publicité sur notre mémoire (cf. infra).

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DOMAINES D’APPLICATION DU NEUROMARKETING

Les programmes de recherche, associant entreprises et laboratoires universitaires, tendent à se multiplier, même s’ils restent encore discrets du fait de l’appréhension qu’ils suscitent dans le public (cf. infra).
Parmi les différents domaines explorés c’est, très logiquement, l’identification des mécanismes cérébraux sous-tendant la décision d’achat qui retient plus particulièrement l’attention des entreprises afin, notamment, de mieux comprendre comment créer une préférence de marque, optimiser la mémorisation d’une annonce commerciale ou maximiser l’impact d’un message publicitaire.
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Accroître la préférence de marque

La manifestation cérébrale des préférences de marque a été l’un des premiers axes de recherche du neuromarketing.
Le protocole des études menées en la matière est, au moins dans son principe, assez simple : un échantillon représentatif de consommateurs volontaires est constitué et on demande aux individus le composant de remplir un questionnaire permettant d’identifier leurs préférences par rapport à des produits et/ou des marques spécifiques. Ensuite, l’activité du cerveau de ces personnes est enregistrée grâce à l’IRMf, pendant que leur sont projetées des images de produits et/ou marques correspondant ou non à leurs goûts.
Les résultats semblent montrer que le degré de préférence des individus pour un produit ou une marque donné peut être observé par une activation différenciée de certaines régions précises de leur cerveau. En effet, le cortex somato-sensoriel, qui contrôle nos mouvements physiques, est activée lorsque nous pensons à un mouvement. Son activation lors de la visualisation d’un produit ou de son image traduit, selon l’équipe du BrightHouse, le fait que le sujet s’imagine en train d’utiliser ce produit et, donc, qu’il s’identifie comme un utilisateur potentiel de celui-ci.

Les recherches en cours visent également à mieux comprendre le fonctionnement des aires cérébrales spécifiques où le sentiment de plaisir prend naissance, afin de déterminer les actions commerciales les plus appropriés pour les stimuler.
L’une des expériences les plus intéressantes en la matière a été réalisée par Read Montague au « Baylor College of Medecine » (Houston, Texas). Celle-ci consistait à enregistrer, grâce à l’IRMf, l’activité cérébrale d’individus buvant du Coca-Cola et du Pepsi-Cola, lors de deux dégustations consécutives, l’une en aveugle et l’autre à marques découvertes.
L’analyse des réactions des zones du cerveau liées au plaisir a montré que si la seconde boisson semblait générer plus de plaisir que la première lors de la dégustation en aveugle, les résultats s’inversaient lors de la dégustation à marques découvertes. Toutefois les zones concernées du cerveau n’étaient plus exactement les mêmes. Alors que dans le premier cas, seul le putamen (centre de récompense du cerveau) réagissait, dans le second cas une autre zone, le cortex préfrontal médian (centre de la pensée et du jugement), était également activé, ce qui indique que, dans le second cas, les préférences des sujets ont été influencés par leur réflexion.
Ce test semble démontrer que la notoriété d’une marque entre en ligne de compte dans l’appréciation que lui porte les individus. La puissante image de marque que s’est construit Coca-Cola à travers ses campagnes de communication altèrerait notre perception de ce produit ou, du moins, la gratification qu’éprouve les sujets en le consommant.
Le rayonnement de l’image de marque d’un produit permettrait donc de provoquer, dans un cerveau, plus de satisfaction que les sensations directement transmises par ses qualités gustatives.
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Optimiser la mémorisation d’une annonce commerciale

Les mercaticiens espèrent également tirer des progrès réalisés dans la compréhension des phénomènes psychiques et cérébraux de la mémorisation, les moyens d’augmenter l’efficacité des annonces commerciales. En effet, l’efficacité d’un message dépend en grande partie de la façon dont celui-ci est perçu et retenu par le cerveau de ses destinataires [3].

Traditionnellement, les études en la matière reposaient sur le procédé de l’électro-encéphalogramme qui, grâce à des électrodes posées sur le cuir chevelu, permet d’enregistrer l’activité électrique d’un cerveau. Celles-ci avaient permis de montrer que l’activation du cortex préfrontal gauche semblait témoigner d’une réaction d’acceptation du message publicitaire par le sujet, alors qu’une activation de la zone droite marquait plutôt une réaction de rejet.
Selon Richard Silberstein, neurobiologiste de la Swinburne University of Technology (Melbourne), les messages sont donc d’autant mieux mémorisés qu’ils s’accompagnent d’un surcroît d’activité dans l’hémisphère cérébral gauche.

Le programme « Mind of Market », développé au sein de la Harvard Business School par Stephen Kosslyn et l’économiste Gérard Zaltman, vise à approfondir ces recherches afin de déterminer les différentes zones cérébrales activées lors des messages publicitaires, dans la perspective d’identifier les types de messages s’incrustant le plus profondément en nous.
Dans le même domaine, un chercheur britannique, Alaister Goode, a publié les premiers résultats d’une enquête menée à l’université du Sussex, montrant le rôle déterminant de la mémoire « inconsciente » dans la mémorisation des messages publicitaires.

Une application de ces recherches est proposée par le cabinet d’études Impact Mémoire, co-fondé en 2001 par le publicitaire Bernard Poyet, président de l’agence média Climat, le neurologue Bernard Croisile, reponsable d’un laboratoire de neuropsychologie et le professeur d’université en sciences cognitives [4] Olivier Koening. Ceux-ci auraient élaboré un outil capable, selon eux, d’évaluer de manière objective la force de mémorisation d’une annonce publicitaire.
Il s’agit d’une grille d’analyse permettant de traduire de façon quantitative (c’est à dire au moyen d’une note) le potentiel ou la force de mémorisation d’un message donné, quel que soit son support (TV, presse, affichage, etc.). La note finale est calculée à partir de la mise en équation d’une trentaine de critères, baptisés « constructeurs » ou « accélérateurs mémoriels » (tels que, par exemple : l’effet de surprise, le choc, l’appel au raisonnement, la valeur émotionnelle, la capacité à générer une image mentale concrète, le recours à la « mnémotechnie » ou à la « plurimodalité », etc.).
La méthodologie proposée repose sur une analyse détaillée du message, tant dans sa forme (mode de diffusion, format, etc.) que son fond (couleur, personnage, trame narrative, etc.), menée par des experts formés à la grille, suivant un protocole rigoureux censé éliminer tout jugement subjectif. Cette démarche aurait pour principal avantage de n’impliquer qu’une équipe de 3 ou 4 experts, pouvant intervenir à tout moment du processus créatif. Elle éviterait ainsi le recours aux enquêtes d’opinion (base des traditionnelles « études publicitaires) dont les délais sont nécessairement beaucoup plus longs, les risques de biais importants et qui ne sont souvent réalisables qu’à posteriori.

La méthode semble donc prometteuse, d’autant plus qu’elle pourrait être, selon Impact Mémoire, étendue à toute forme de création (logo, nom, packaging, PLV, story-board, message finalisé, etc.). Pour attester de sa fiabilité, ses concepteurs, s’appuie sur la concordance entre les « indices mémoriels » qu’ils ont calculés pour 77 campagnes de télévision et 57 campagnes d’affichage et les « indices de reconnaissance » établis par IPSOS, sur la base d’études publicitaires classiques, pour ces mêmes campagnes. Il reste, toutefois, difficile de juger de la valeur scientifique de cette « grille d’analyse » puisque, pour des raisons commerciale, ses auteurs refusent d’en divulguer le détail.

La mémorisation d’un message dépend également de la fréquence de diffusion d’un message. Les expériences réalisées sur le souvenir et la mémorisation, notamment par Bahrick en 1995, ont montré qu’une répétition étalée dans le temps s’avère généralement plus efficace qu’une répétition concentrée sur un laps de temps court. Ainsi, un même message, répété cinq fois dans les mêmes conditions matérielles, aurait été mémorisé par 68 % des personnes soumises à sa diffusion sur 5 jours consécutifs, contre 86 % des personnes soumises à une diffusion hebdomadaire étalée sur 5 semaines.
Selon Bruno Poyet (de l’agence Impact Mémoire) : « face aux vraies valeurs mémorielles que sont la créativité, la régularité et l’homogénéité, la répétition excessive n’a qu’une relative et très coûteuse efficacité ». Une publicité serait donc d’autant plus efficace qu’elle laisse une trace profonde dans notre cerveau (« nœud »), que son souvenir est composé de nombreux éléments (« liens ») et que son activation est régulière.
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Maximiser l’impact d’un message publicitaire

Un autre axe de recherche appliquée est proposé par Patrick Renvoisé et Christophe Morin (fondateurs de la société de consultants SalesBrain et auteurs de l’ouvrage « Selling to to the Old Brain« ) qui se sont intéressés, quant à eux, aux moyens de maximiser l’efficacité commerciale d’un message publicitaire. En effet, comme le souligne P. Renvoisé : « on peut mesurer si une pub plaît ou si le consommateur s’en souvient, mais savoir si elle fait vendre est beaucoup plus difficile« .

Le cerveau humain est composée de trois éléments : néocortex, cervelet et cerveau reptilien. S’appuyant sur les recherches menées en neuropsychologie et neurosciences cognitives, ces auteurs estiment que chacun de ces cerveaux (qu’ils qualifient respectivement de « nouveau », « intermédiaire » et « vieux ») joue un rôle différent : le premier « pense », le second « ressent » et le troisième « décide ».
C’est donc au sein du cerveau reptilien (« old brain« ) que se prend la décision d’agir ou non. Or, celui-ci est tellement primitif qu’il ne réagirait qu’à six stimuli fondamentaux. En conséquence, pour maximiser l’efficacité d’une action commerciale, les auteurs préconisent de recourir uniquement à ces derniers, c’est-à-dire de garder à l’esprit 6 règles très simples :

  1. le cerveau reptilien est égoïste, il ne pense qu’à lui
  2. il ne réagit que dans des situations de contrastes (bruit/silence par exemple)
  3. il ne comprend que des éléments basiques
  4. il ne se concentre que sur le début et la fin du message
  5. il est très visuel (le nerf optique transporte 25 fois plus d’informations que le nerf auditif).
  6. il réagit à des stimuli très émotionnels.

Autrement dit, toute action commerciale doit partir des besoins du client et non des caractéristiques du produit ; le message doit être simple ; les arguments utilisés doivent être le plus concret possible et exprimés en « termes consommateur » ; les éléments clés d’une publicité doivent être placés au début ou à la fin de l’annonce ; le visuel doit être privilégié par rapport au rédactionnel et le message doit jouer sur les émotions profondes de ses destinataires… Ces préceptes pourront apparaître, à certains, assez élémentaires, même si, comme le souligne Patrick Renvoisé, ils sont « validés par la recherche en neuroscience« .

Sur cette base, l’agence SalesBrain propose une méthodologie en 4 étapes pour maximiser l’impact d’une action commerciale :

  • Étape 1 : diagnostiquer le besoin ressenti par les prospects ;
  • Étape 2 : différencier nettement l’offre proposée par rapport à la concurrence ;
  • Étape 3 : prouver en termes simples et concrets le gain que votre offre apporte aux prospects ;
  • Étape 4 : communiquer de manière visuelle et émotionnelle cette offre au « vieux » cerveau.

D’après ces auteurs, dans la plupart des cas, ce n’est pas le produit ou le service qui ne répond pas aux attentes de vos clients mais le processus de vente utilisé pour présenter l’offre qui pose problème, ce qu’ils appellent le manque de « QI de vente » (« IQ Selling« ).
L’objectif de la méthodologie proposée vise, justement, à augmenter ce « QI de vente » qui peut se mesurer par la capacité de l’entreprise à augmenter rapidement sa « probabilité de vente », cette dernière étant mesurée grâce à la « formule » suivante :
.                                         . Probabilité vente = P * C * G * B3
où :
P : « Pain factor » qui mesure, de 0 à 1, l’intensité du besoin ressenti par le client.
C : « Claim factor » qui mesure, de 0 à 1, la force de l’offre propsée et sa spécificité par rapport à celle des concurrents.
G : « proof of Gain » qui mesure de 0 à 1 la preuve du gain apporté par l’offre.
B : « Impact factor » qui mesure de 0 à 1 l’efficacité de la communication adresée au « vieux cerveau » (ce dernier facteur étant le plus important, ainsi qu’en atteste le fait qu’il soit élevé à la puissance 3).

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LIMITES ÉTHIQUES ET SCIENTIFIQUES DU NEUROMARKETING

Le développement du neuromarketing ne s’est pas fait sans controverse, que ce soit sur les plans éthique ou scientifique.
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Limites éthiques

Le fait que le neuromarketing poursuive, dans une perspective purement commerciale, des recherches sur les mécanismes cérébraux, qui plus est grâce à un appareillage technique extrêmement sophistiqué, mal connu du grand public sinon pour ses application médicales, n’a pas été sans déclencher de compréhensibles interrogations sur sa légitimité et les risques qu’il pourrait faire courir en terme de manipulation ou de conditionnement psychologique des consommateurs.
Ceci a conduit « Commercial Alert », une association de vigilance civique (« watchdog group« ) cofondée par Ralph Nader, à réclamer auprès de l’agence fédérale spécialisée dans la surveillance des recherches médicales (« U.S. Office for Human Research Protection« ), une enquête sur les travaux menées par l’université d’Emory (liée à l’institut « BrightHouse Neurostrategies™ Group ») arguant du fait que celles-ci pourraient, à terme, « aider les entreprises à vendre des produits risquant de contribuer à l’obésité, au diabète de type 2, à l’accoutumance tabagique et à l’alcoolisme ».

Compte tenu des légitimes interrogations morales et éthiques que soulèvent l’utilisation de la recherche médicale à des fins commerciales, on peut être surpris de l’argumentation retenue par « Commercial Alert » pour contester le bien fondé des recherches en neuromarketing. Assez logiquement le « U.S. Office for Human Research Protection« , après avoir vérifié que les recherches menées grâce au IRMf respectaient les obligations fédérales en matière d’éthique, les a autorisées dans un avis du 17 février 2004, en soulignant qu’il n’était pas de son ressort d’évaluer les possibles effets à long terme des éventuelles applications qui pourraient être tirées des connaissances issues de la recherche fondamentale.
Cette décision élimine donc, au moins provisoirement et aux États-unis, le vide juridique qui existait en matière d’utilisation des neurosciences à des fins non médicales.

Cette controverse aura au moins eu le mérite d’inciter les entreprises de neuromarketing à se préoccuper davantage de ces problèmes d’éthique. Ainsi, BrightHouse a ajouté un nouveau paragraphe relatif à son éthique sur son site web où elle affirme, désormais, que ses recherches n’ont pas pour but d’aider les entreprises « à manipuler les caractéristiques de leurs produits ou de leur communication commerciale » pour les adapter aux préférences des consommateurs. Il s’agit bien là d’une évolution radicale de sa position, puisque, comme le rappelle Douglas Rushkoff dans son article « Don’t look now, but you’ve been neuromarketed » (New-York Press) cette même organisation annonçait, en 2002, dans un communiqué de presse, que son objectif était d’ « identifier les modèles de l’activité de cerveau qui révèlent comment un consommateur évalue réellement un produit, un objet ou une publicité… afin d’aider les mercaticiens à définir des produits et services et à concevoir des campagnes de vente plus efficaces ».
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Limites scientifiques

Dans ce même article (« Don’t look now, but you’ve been neuromarketed ») Douglas Rushkoff remarque malicieusement que les nouvelles techniques marketing de persuasion sont souvent, en soi, moins impressionnantes que la manière dont leurs concepteurs arrivent à les vendre [5] et à persuader les entreprises de leur efficacité.

À cet égard, on peut se demander si la demande d’enquête fédérale formulée par l’association « Commercial Alert » auprès de l’ « Office for Human Research Protections » n’a pas apporté une notoriété et une crédibilité exagérées aux expériences menées par BrightHouse. En effet, la méthodologie utilisée et les résultats obtenus par son institut de recherche, pour intéressants qu’ils soient, sont encore loin de faire l’unanimité parmi les spécialistes. Si la plupart de ces derniers s’accordent à reconnaître une « participation » d’une partie du cortex préfrontal médian aux mécanismes de préférence, ils restent très prudents sur son rôle exact et son importance.

Ainsi que le rappelle Olivier Oullier (chercheur en neurosciences) dans son article « Le neuromarketing est-il l’avenir de la publicité ? » (Le Monde du 25/10/2003), la communauté scientifique fait encore preuve d’un grand scepticisme vis-à-vis du neuromarketing du fait de ses limites actuelles, que ce soit sur les plans :

  • technologique : les techniques d’imagerie par résonance magnétique (IRM et l’IRMf) sont encore en plein développement et s’avèrent extrêmement délicates à maîtriser ;
  • méthodologique : compte tenu de l’appareillage technique nécessaire, les études menées sur l’activité neuronale des consommateurs sont réalisées au sein de laboratoires, sur des individus isolés, hors de toute contrainte sociale. Or, il est scientifiquement établi que tout comportement résulte nécessairement des interactions entre un individu et son environnement. Il est donc à craindre qu’un biais systématique n’entache toutes les enquêtes réalisées, dans ces conditions, sur les mécanismes de préférence et de décision d’achat.
  • théorique : comme le souligne O. Oullier, il n’existe encore « aucune étude scientifiquement reconnue établissant un lien univoque entre le fonctionnement d’une aire cérébrale et un comportement aussi complexe que la décision d’achat« … Donnée importante, quelque peu occultée par la controverse entre « Commercial Alert » et « BrightHouse » et qu’il convient de garder en mémoire pour relativiser à la fois l’intérêt et les risques du neuromarketing.

En l’état actuel des connaissances, les espoirs comme les craintes fondés sur le neuromarketing peuvent donc sembler souvent disproportionnés. Si cette nouvelle discipline ouvre d’intéressantes (ou d’inquiétantes, selon le point de vue) perspectives pour une meilleure compréhension du comportement d’achat, elle semble encore très loin de permettre d’en décrypter les subtils rouages.
La plupart des praticiens restent d’ailleurs très prudents sur le sujet. Ainsi, Olivier Koening, directeur du laboratoire d’étude des mécanismes cognitifs de Lyon, mais également membre de l’agence « Impact Mémoire » (cf supra) n’hésite-t-il pas à affirmer : « on ne peut appréhender les choix complexes d’un consommateur uniquement par activités neuronales. Prétendre cerner les mécanismes intentionnels par l’imagerie cérébrale frise le ridicule » [6].

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 [1] Les images issues des examens d’imagerie cérébrale par résonance magnétique nucléaire ne reflètent pas directement l’activité des neurones mais sont construites à partir des variations du débit sanguin des vaisseaux du système nerveux central. En effet, ces vaisseaux se dilatent très brièvement, dans un délai de trois à quatre secondes après l’activation de la zone cérébrale qu’ils irriguent.
Les techniques actuelles d’exploration fonctionnelle permettent d’identifier en trois dimensions et avec une extrême précision ces modifications sanguines dans l’ensemble du cerveau. La précision dans le temps reste toutefois insuffisante ce qui explique le recours à des examens complémentaires spécifiques, comme l’analyse de l’activité électrique cérébrale.
Par ailleurs une nouvelle méthode d’imagerie cérébrale (IRMd) devrait permettre de sonder la structure des tissus cérébraux à l’échelle microscopique et d’observer, en  temps réel, les modifications d’activité des neurones. Cette technique,  développée par une équipe du CEA en collaboration avec l’Université de Kyoto, est basée sur le fait que dans le cerveau au repos les molécules d’eau vibrent de façon aléatoire et que la moindre activation d’un neurone modifie ces mouvements.
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[2] Sur son site, BrigtHouse définit la « neurostrategie » comme une nouvelle application de la neurologie permettant la résolution de problèmes commerciaux. Selon cette organisation, ce terme traduit mieux son intention d’utiliser la neurologie, non seulement pour prévoir les réactions des consommateurs aux actions marketing, mais également pour influencer les stratégies commerciales des entreprises (« Neurostrategies™ represents a new application of neuroscience to business problem solving. While “neuromarketing” has been used to refer to this application area, Neurostrategies better defines our intent to use neuroscience to influence higher order strategic business decisions, rather than predict consumer response to different marketing promotions or campaigns »).
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 [3] Dans ce contexte, la fameuse réponse de Patrick Le Lay (Directeur Général de TF1) qui, interrogé sur le métier de sa chaîne de télévision par les auteurs de l’ouvrage « Les Dirigeants face au changement », avait répondu « ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible » prend une dimension nouvelle. Elle ouvre également une nouvelle et inquiétante perspective de recherche au neuromarketing : le type de programme susceptible d’améliorer la « disponibilité » du cerveau à accueillir de nouveaux messages publicitaires.
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[4] Sciences Cognitives : nouveau champ du savoir dont l’objectif est de mieux comprendre les « mystères de l’esprit » à travers une démarche interdisciplinaire (psychologie cognitive, neuropsychologie, neurosciences, informatique) et d’étudier les capacités d’acquisition d’information, leurs transformations en représentations et connaissances, et leurs utilisations ultérieures pour guider les comportements.
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[5] L’utilisation d’un IRMf générant des images animées coûte environ 1000 $US de l’heure, une expérience faisant appel à une douzaine de sujets revenant à environ 50 000 $US (une étude menée par le BrightHouse auprès de 30 volontaires aurait ainsi coûtée 250 000 $US).
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[6] cité par D. Benoît-Browaeys dans son article « Jusqu’où ira le neuromarketing ? » (Alternatives économiques, janvier 2005).
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Sources principales  :
- « Au coeur des mystères de la mémorisation », Bruno Fraioli – Stratégies, 13/07/2001
- « Don’t look now, but you’ve been neuromarketed », Douglas Rushkoff – New-York Press
- « Feds fail to stop fMRI marketing studies », C.P. Kaiser – Diagnostic Imaging Online, 17/02/2004
- « Fouiller la mémoire pour accroître l’effet des publicités », Florence Amalou – Le Monde, 06/07/2001
- « Impact Mémoire applique les sciences cognitives à la publicité » – Le Figaro Économie, 27/05/2002.
« Jusqu’où ira le neuromarketing ? », Dorothée Benoît-Browaeys – Alternatives économiques, janvier 2005.
- « Le neuromarketing est-il l’avenir de la publicité ? », Olivier Oullier – Le Monde, 25/10/2003.
- « Notre cortex sous l’œil intéressé des pubeux », Jérome Burne – Financial Times / Courrier International, 06-05-2004.
- « Préparation des cerveaux : comment ça marche ? », émission Arrêt sur images de TV5, 10/10/2004.
- « Quand le marketing s’attaque à nos neurones », J..S. – Tendances/Trends.be, 16/09/2004.
- « TF1, Coca-Cola et neuromarketing », Edouard Lainet – Libération, 30 août 2004
- Site web de l’agence Impact Mémoire.
- Site web de l’agence SalesBrain
- Site web de BrightHouse NeurostrategiesTM Group
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